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La fabrique pornographique est une bande dessinée entièrement consacrée au milieu du X. Adaptée d’une étude sociologique de Mathieu Trachman, elle offre une observation drôle, sensible et objective d’une industrie encore méconnue du grand public… Rencontre avec son auteure, Lisa Mandel.

Propos recueillis par Pierre Des Esseintes.

La Voix du X : Pourquoi avoir choisi d’aborder l’univers de la pornographie ?

Lisa Mandel : Avec la sociologue Jasmine Bouagga, nous avons créé la collection Sociorama, chez Casterman. Ce sujet m’intéressait beaucoup. D’abord, parce que c’est un milieu que l’on connaît assez mal. Même les grands consommateurs de pornographie ont des fantasmes concernant les plateaux de tournage, qui sont toujours en décalage, positif ou négatif d’ailleurs, par rapport à la réalité. Je me suis rendue compte que même les gens qui pensent connaître le porno ont une vision souvent tronquée et manichéenne.

Comment s’est passée votre collaboration avec Mathieu Trachman ?

Ce n’était pas une collaboration directe. J’ai travaillé d’après son livre. Mon scénario s’inspire de ses entretiens. Il était présent en tant que consultant, pour m’épauler. Il a validé les versions successives de la bande dessinée, jusqu’à ce que l’on arrive à celle qui nous convienne.

Y a-t-il une démarche politique dans votre travail ?

Oui, bien évidemment. D’abord, la sociologie a souvent une démarche militante. Les études sociologiques servent à pointer du doigt les inégalités et les travers de la société. C’est une manière d’expliquer le monde qui n’est pas dans le jugement, ni la condamnation. La Fabrique pornographique parle de la condition de la femme dans un milieu très masculin. Dans mon travail, il n’y a jamais de démarches partisanes. Je veux raconter les faits tels qu’ils sont. Dans ma BD, il y a une volonté de « dés-exotiser » le porno, de montrer que, mine de rien, ce milieu ressemble à beaucoup d’autres. Ce n’est pas l’horreur totale, et ce n’est pas non plus le paradis. Ma démarche ne consiste pas à condamner quoi que ce soit, mais d’essayer de comprendre la situation à 180°, avec une démarche scientifique. Le côté politique vient davantage du choix des sujets que de la manière de les traiter.

Sans-titre-1Vous vous êtes rendue sur des tournages pornos ?

Non, car malheureusement je suis arrivée après la bataille. Mathieu Trachman avait déjà publié son livre, dans lequel j’ai énormément puisé. J’aurais adoré me rendre sur des tournages, mais j’avais suffisamment d’informations.

De quelle manière Mathieu Trachman a-t-il travaillé ?

Il est parti enquêter sur les plateaux de tournage. Et comme il est plutôt mal vu de ne rien faire sur un plateau – on se sent vite dans une position de voyeur – il a voulu participer : il a travaillé sur la lumière, et même coécrit un scénario. Il a fait en sorte de s’intégrer aux équipes, pour pouvoir faire son enquête tranquillement, et interroger les gens dans une relation de confiance.

Sans-titre-2Avec quelles productions a-t-il travaillé ?

Aucune idée. Dans l’enquête, Mathieu a changé les noms. Je sais simplement qu’il s’agit de productions sans gros moyens, mais dans lesquelles les gens font bien leur boulot, avec une vraie conscience professionnelle.

Avez-vous regardé beaucoup de porno pour préparer votre travail ?

Oui, énormément. D’ailleurs, au bout d’un moment, ça m’a un peu saoulée !

Votre travail est très réaliste. Ceux qui connaissent un peu le milieu du porno y retrouveront des phrases ou des situations familières…

Sans-titre3Je reprends presque mot pour mot des extraits d’entretiens. J’ai inventé un peu, pour harmoniser la narration, mais tout ce qui est dit, ou raconté, a été vu ou entendu par le sociologue.

Je pense à des phrases comme : « on fait pas l’amour pour soi mais pour un objectif »…

Cette phrase est littéralement retranscrite d’un entretien. Je ne voulais surtout pas que des gens qui connaissent bien ce milieu viennent me voir en me disant que j’étais totalement passée à côté du sujet. J’ai voulu faire un travail tout en nuances, ni excessivement drôle, ni excessivement triste.

L’écueil aurait été de victimiser les femmes qui travaillent dans ce milieu…

Exactement. J’ai voulu montrer que les femmes avaient toujours leur libre arbitre, qu’elles choisissaient de leur plein gré de se lancer dans cette activité, qu’elles y trouvaient de l’intérêt, et même du plaisir à certains moments. Je n’ai pas éludé les difficultés qu’elles peuvent rencontrer, mais je n’ai jamais voulu les considérer comme des victimes.

Sans-titre-1Dans votre BD, une actrice en prévient une autre, tentée par la prostitution : «quand on fait de l’escorting, on a vraiment l’impression de baiser pour de l’argent » ! Et vous, faites-vous une différence entre porno et prostitution ?

C’est encore une phrase directement tirée d’un entretien. Quand une fille fait de l’escorting, il n’y a plus de plateau, plus de caméras, plus de partenaires de travail. Dans le porno, le contexte de travail est plus « cadré ». C’est comme si toute une équipe se prostituait pour un client caché derrière son écran ! Avant de lire l’enquête de Mathieu Trachman, j’avais tendance à associer porno et prostitution. Aujourd’hui, je ne le fais plus. Si l’on compare le porno à la prostitution, pourquoi ne pas le comparer aussi avec les femmes qui se marient par intérêt ? C’est aussi une forme de prostitution. Il y a de nombreuses manières de négocier son corps.

Pourtant, de nombreuses actrices pornos font aussi de l’escorting…

Pour moi, une prostituée qui va enchaîner les clients dans la journée n’est pas comparable avec une actrice porno. Mais il est vrai que si l’on fait commerce de son corps dans le X, pourquoi ne pas le faire aussi dans l’escorting ? Qui n’a jamais fait un travail alimentaire un peu moins valorisant pour arrondir ses fins de mois ?

Sans-titre-4Qu’est-ce qui vous plaît – et vous déplaît – dans la pornographie ?

Je ne suis pas une grande consommatrice de porno. Mais ce que j’aime bien, c’est que sur Internet il y a tellement de fantasmes représentés que l’on va toujours trouver quelque chose qui nous correspond. C’est plutôt agréable, car cela ne permet plus aucun jugement de valeur sur ce qui serait acceptable ou pas. Tant que cela se passe entre adultes consentants, je trouve cela plutôt rassurant, de voir que toutes les sexualités sont représentées. Ce qui me gêne, c’est quand je sens que la fille n’a pas de plaisir. Je n’aime pas des vidéos lesbiennes, dans lesquels on sent bien que les filles ne le sont que pour la caméra ! Dans les vidéos gays, quand deux hommes sont en érection, on se dit qu’ils éprouvent quand même un plaisir partagé ! Je trouve qu’elles sont plus excitantes que les vidéos hétéros. Pourtant, l’univers gay n’a rien à voir avec moi. C’est assez étrange, d’où vient l’excitation…

Pourquoi avez-vous choisi un homme comme personnage principal ?

On entre dans le porno par l’intermédiaire d’Howard, mais dans la deuxième partie du livre, on se concentre davantage sur les femmes. C’est d’ailleurs comme cela que le livre de Mathieu Trachman était structuré. On s’intéressait d’abord aux réalisateurs et acteurs, puis on passait aux actrices. Howard existe vraiment (le nom a été changé, NDLR). C’était un vigile, qui est rentré dans le porno grâce à la reine du porno amateur de l’époque (dans la BD, je l’ai appelée Pamela, les fans de X des années 90 sauront de qui je parle !). À 18 ans, Howard était fan, et il est allé la rencontrer. Elle lui a dit : «viens demain, on tourne une partouze !». Tout cela était déjà dans l’enquête. Pour moi, c’était génial ! Je tenais le début de mon album. En plus, le personnage est noir, ce qui m’a permis d’évoquer le racisme, parfois présent dans ce milieu. Pour moi, c’était vraiment le personnage qui correspondait le mieux à un début d’histoire.

À la fin de l’album, on voit Betty avec son enfant dans une poussette, qui se déshabille et qui déclare assumer son passé dans le X… Est-ce un message féministe ?

C’est l’idée du sociologue. Moi, j’envisageais la fin de l’album de manière un peu plus mélo. Mathieu Trachman voulait absolument éviter le côté misérabiliste. Les dernières pages de l’album se basent sur le témoignage d’une ancienne actrice X, qui vivait très mal le fait qu’on la reconnaisse dans la rue. Elle ne sortait qu’en mode camouflage, portait des vêtements larges… Finalement, elle a décidé d’assumer et de s’habiller à nouveau comme aimait le faire. De nombreuses femmes ayant quitté le milieu du porno refusent de témoigner. Mathieu Trachman a été confronté à une volonté d’enterrer cette expérience. Rares sont les femmes qui assument, mais c’est d’elles dont je préfère parler, pour éviter le côté misérabiliste.

qsdQuelles sont vos influences en bandes dessinées ?

Comme j’ai toujours aimé dessiner vite, et que je m’intéresse davantage à l’histoire qu’au dessin, j’ai développé un style rapide. Je m’inscris dans une famille d’auteurs. Mais mon travail ne ressemble pas forcément à ce dont j’ai été le plus fan. Je me sens l’enfant de Bretécher, Wolinski, Reiser… j’ai grandi avec ces références visuelles. Comme j’aime aller vite, j’ai développé un style très simple, qui joue beaucoup sur l’expressivité des personnages, et pas tellement sur les décors.

Quand on voit certains dessins, par exemple la partouze dans laquelle Howard se retrouve, on a l’impression que ce n’est plus votre trait, et que le personnage entre dans un décor…

Oui, en effet, j’ai pris le parti de développer un style parallèle pour illustrer les scènes de tournage. Je voulais exprimer le côté parfois désincarné du porno, où tous les acteurs et actrices finissent par se ressembler. Je voulais aussi montrer à quel point un tournage peut être une vraie galère, sans que cela se remarque lorsque qu’on visionne la scène finalisée. En plus, j’avais du mal, avec mon style, à retranscrire des scènes de cul très précisément. Pour les scènes de tournage, j’ai travaillé sur de vraies images pornos. Je sais que ma manière de dessiner crée une distance graphique, les gens ne se sentent pas agressé par l’abondance des images pornos.

La fabrique pornographique, Lisa Mandel et Mathieu Trachman, éd. Casterman, 168 p., 12 €.

Lisa_Mandel_2010

Qui est Lisa Mandel ?
Scénariste est dessinatrice de bande dessinée, Lisa Mandel a 38 ans. Elle a principalement travaillé pour la jeunesse. Lisa a commencé sa carrière en créant des projets qu’elle qualifie de « loufoques et barrés ». Sa série Nini Patalo connaît un grand succès. En 2009, elle reçoit le prix Artémisia de la bande dessinée féminine pour Esthétique et filatures. La même année, elle commence une série intitulée HP, dans laquelle elle parle de la carrière de ses parents en hôpital psychiatrique, de la fin des années 60 à la fin des années 90. «Ce livre, explique –t-elle, avait déjà une portée sociologique que j’ignorais à l’époque.» En 2016, elle lance chez Casterman, avec la sociologue Yasmine Bouagga, la collection Sociorama, dont la ligne directrice est l’adaptation en BD de travaux de sociologie, sur des sujets aussi divers que les chantiers, les dragueurs de rue, l’industrie du X, les personnels navigants… En ce moment, elles travaillent toutes les deux sur un blog consacré à la jungle de Calais pour le quotidien Le Monde, qui fera l’objet d’un livre, début 2017.

 

Pierre Des Esseintes est auteur et journaliste, spécialisé dans les questions de sexualité. De formation philosophique, il est également sexologue. Il a publié, aux éditions La Musardine, Osez la bisexualité, Osez le libertinage et Osez l’infidélité. Il est aussi l’auteur, aux éditions First, de Faire l’amour à un homme et 150 secrets pour rendre un homme fou de plaisir.

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