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« La morale ou le droit », de Daniel Borrillo : droit au corps !

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Auteur de plusieurs ouvrages sur les droits des sexualités, l’avocat argentin Daniel Borrillo vient de publier La Morale ou le Droit, un texte éclairant, écrit dans une langue fluide et accessible, et véritable plaidoyer pour la libre disposition de soi (et de son corps) dans tous les domaines. Analysant à la lumière du droit les débats sociétaux qui ont agité la société française lors de ces dernières décennies, son chapitre consacré à la pornographie nous a évidemment interpellés. 

La morale et le droit : deux catégories bien distinctes que l’on aurait tendance à confondre, sous l’influence de préceptes religieux encore vivaces. Daniel Borrillo, avocat, chercheur au CNRS et membre du LEGS (Laboratoire d’études sur le genre et les sexualités) le rappelle dans son dernier livre : le droit moderne se fonde justement sur une distinction de nature entre droit et morale. Quand l’usage que l’on fait de son corps, notamment dans la prostitution et la pornographie, est souvent examiné sous le prisme de la morale, Daniel Borrillo, lui, s’attache à mettre en avant la dimension juridique. 

Depuis le 16e siècle, avec l’apparition du principe de souveraineté individuelle, l’homme dispose par nature d’un droit sur sa personne et sur son domaine privé. Cela veut dire que le rôle de l’état n’est pas de protéger les individus contre eux-mêmes, mais seulement contre les autres. Chacun est donc maître de son propre corps, et libre d’en disposer comme il l’entend. On se souvient du slogan des féministes : « mon corps m’appartient ». Sous-entendu : il n’appartient pas à l’État. Aujourd’hui, les transsexuels reprennent ce slogan pour changer d’état civil sans passer par la justice. 

Aujourd’hui, en France, le droit permet aux individus de disposer librement de leurs corps, mais avec certaines limites : si la contraception, l’avortement ou le changement de sexe sont autorisés, il est toujours interdit de faire une GPA (passible de trois ans de prison et 45000 euros d’amende), de demander une aide active à mourir (même punition), ou de recourir aux services d’une prostituée (1500 euros d’amende). Au nom de quoi cet interventionnisme paternaliste s’applique-t-il ? S’agit-il de protéger les gens d’eux-mêmes ?

Dans notre pays, le consentement et le respect de la vie privée sont, selon Daniel Borrillo, des notions trop subjectives pour le législateur, qui propose de les remplacer par le « respect de la dignité humaine ». Or, cette dignité ne nous appartient pas vraiment, il s’agit plutôt d’un bien commun. Cette idée d’une humanité qui réside en nous , qui renvoie à la notion théologique du « corps sacré » abritant l’âme immortelle, trouve un écho chez certains philosophes actuels. Ceux-là proposent l’idée d’un « bien-être » fondamental dont on ne saurait se détacher. Ainsi, il serait parfaitement fondé, au nom de cette éthique du care (sollicitude), d’interdire l’assistance sexuelle aux handicapés, la GPA, certaines pratiques sexuelles extrêmes… L’ « humanité » qui est en nous serait donc supérieure à notre liberté individuelle ! Après les droits de l’homme, voici les droits de l’humanité ! Dans une telle perspective, rien d’étonnant à ce que le conservatisme ressurgisse. La noble mission de l’état serait de rendre les citoyens plus vertueux ! Conséquence : à chaque fois que l’on invoque l’humanité, on chasse la liberté, et les gardiens de la morale se mobilisent. Pour quel résultat ? Prenons l’exemple de la loi de 2016 sur la pénalisation des clients des prostituées. En décembre 2019, un rapport sur son application a été publié. Et il est accablant. D’abord, cette loi est censée accompagner les prostituées dans leur « parcours de sortie » de ce métier. Sur 40 000 prostituées, 300 seulement ont profité du dispositif. Ensuite, cette loi a augmenté leur précarité. Plus isolées, elles travaillent plus, plus longtemps, pour gagner toujours moins. 

Puisqu’il s’agit de protéger d’eux-mêmes les clients de la prostitution, pourquoi ne pas en faire autant pour les consommateurs de pornographie ? Un projet de loi en ce sens doit être bientôt présenté par le gouvernement. L’autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (ARCOM) aurait, si la loi est adoptée, la possibilité de bloquer les sites pornos. Bloquer ces sites, avec la louable intention de protéger les mineurs, aurait une conséquence fâcheuse pour les adultes : ils se verraient, eux aussi, privés de porno. En 2022, dans son rapport sur l’industrie pornographique, Porno, l’enfer du décor, la délégation sénatoriale aux droits des femmes emploie à dessein des termes apocalyptiques pour désigner ce travail : « atteinte à la dignité humaine », « machine à broyer les femmes », « esclavage et traite d’êtres humains ». La volonté abolitionniste ne peut être plus clairement exprimée. Or, la mauvaise foi de ce rapport est évidente. En faisant consciemment l’amalgame entre fantasme et passage à l’acte, acte sexuel et représentation de cet acte, le rapport porte atteinte, selon Borrillo, aux libertés fondamentales : liberté d’expression, liberté sexuelle, liberté d’entreprise.

Le juriste rappelle quelques évidences (par exemple, que le consommateur d’images pornographiques ne cause de tort à personne), et pointe des contradictions dans la législation. Ainsi, en France, si la majorité sexuelle est fixée à 15 ans, il faut avoir 18 ans pour visionner de la pornographie. « Notre société n’autorise pas à voir des choses qu’elle permet cependant de faire », s’étonne Borillo. Les images seraient-elles plus dangereuses que l’acte qu’elles représentent ? En tout cas, la Commission Européenne des Droits de l’Homme est claire sur ce point : la possession et la consommation de pornographie relèvent de la vie privée. La législation européenne l’affirme : la pornographie est une « manifestation de la liberté d’expression ». 

Si certains aspects de l’industrie du X sont discutables, voire condamnables, il en est de même pour n’importe quel autre secteur d’activités. Comme l’affirme le philosophe Ruwen Ogien, la pornographie ne présente aucune « pathologie sociale spécifique ». Enfin, parler de violence systémique à propos de l’industrie du X est tout simplement absurde, selon Borrillo. Et il rappelle que c’est dans les pays les moins respectueux des droits des femmes (Afghanistan, Iran, Arabie Saoudite… ) que le porno est interdit. 

Borillo insiste : la censure exercée à l’encontre de la pornographie cache une entreprise liberticide et paternaliste. Au contraire, il est nécessaire, selon lui, de faire entrer la pornographie dans le droit commun. « La pornographie, martèle Borrillo, mérite d’être protégée comme participant à l’assise d’un droit fondamental : la liberté sexuelle. » Et sur cette question, l’État n’a aucune légitimité pour intervenir. 

Daniel Borrillo, La morale ou le droit, éd. L’Harmattan, 226 p., 22 €. 

Pierre Des Esseintes est auteur et journaliste, spécialisé dans les questions de sexualité. De formation philosophique, il est également sexologue. Il a publié, aux éditions La Musardine, Osez la bisexualité, Osez le libertinage et Osez l’infidélité. Il est aussi l’auteur, aux éditions First, de Faire l’amour à un homme et 150 secrets pour rendre un homme fou de plaisir.

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