Interviews
Christophe Bier : « Le politiquement correct veut tout nettoyer, y compris les fantasmes ! »
On ne présente plus Christophe Bier, l’historien du X. Chroniqueur sur France Culture, acteur, réalisateur, cet érudit du porno est aussi un grand collectionneur d’affiches de X vintage. À l’époque, il fallait jouer avec la censure. Aujourd’hui, place au règne de l’autocensure et du politiquement correct que pourfend Christophe Bier. Il vient d’éditer Farrel, un artiste sulfureux qui dessine avec grand talent des femmes avilies. Rencontre.
Comment se fait-il qu’il n’y ait pas de femmes nues sur les affiches, uniquement des titres bien tapageurs ?
Avant 1975, il y a eu quelques affiches avec des corps dessinés. Mais, à partir de cette année-là, la loi X va ghettoïser le porno, l’obligeant à être projeté dans des salles spécialisées. Les films ont commencé à être surtaxés et dépourvus du fonds de soutien. Il y a eu aussi des restrictions pour les affiches. Les représentations érotiques ont été interdites. Voilà pourquoi les affiches ont rivalisé d’aplats de couleurs et de lettrages agressifs. Il a fallu trouver une autre façon d’accrocher la curiosité du spectateur.
Les titres de ces films sentent bon la nostalgie… Les Jouisseuses, Les Tripoteuses, Les Caresseuses… Est-ce qu’il y a eu une vogue des titres en « -euses » ?
Oui. En 1973 sort Les Valseuses de Bertrand Blier. C’est sûrement ce qui a donné envie à Lucien Hustaix, un réalisateur précurseur de la pornographie, de faire un film qui s’appelait Les Jouisseuses. C’est l’un des tous premiers hard français, l’une des plus grosses recettes du box-office. Il est resté six mois à l’affiche de certains cinémas comme le Familia de Lille. Ensuite, il y a eu Les Lécheuses, Les Bandeuses, Les Baiseuses, Les Défonceuses… mais aussi Les Enfonceuses expertes.
Vous avez quand même quelques affiches avec des photos ou des dessins glamours…
Ces affiches-là enfreignent la loi. Certains exploitants ont voulu échapper au classement X par le stratagème de la double version. Ils envoyaient une version soft auprès de la Commission de Classification. Le visa interdit aux mineurs mais non X était ainsi obtenu. Puis, on rajoutait ensuite les plans hard au moment du passage en salle. Il y avait quelques plaintes, mais c’était sans suite. En 1981, Jack Lang a voulu faire le ménage, il y a eu des descentes de police dans les cinémas. Les inspecteurs venaient parmi les spectateurs et relevaient les scènes de fellation, d’orgie et ils écrivaient leur rapport. Le film était ensuite saisi et le producteur se retrouvait quai des Orfèvres.
Pensez-vous qu’il y a eu un « âge d’or » du cinéma porno ?
Je ne crois pas du tout à cette fable. C’est du marketing. Ça permet de vendre des coffrets DVD.
Mais on dit souvent que dans les films des années 70-80, il y avait un scénario contrairement à aujourd’hui ?
Je ne suis pas d’accord avec l’idée qu’un bon film porno serait un film avec scénario. La pornographie en tube sur internet n’est pas plus idiote ou sans intérêt qu’une pornographie d’1h20 comme les films souvent très petits bourgeois de Canal +. J’aimais bien John Love, Alain Payet de son vrai nom, celui qui a fait La Doctoresse a de gros seins et La Comtesse est une pute. Il n’était jamais meilleur que quand il n’avait pas de scénario. Il plantait sa caméra, il enregistrait une performance d’actrice, il attendait que quelque chose d’incroyable se produise. Il a fait un film comme L’inconnu, qui bascule soudain avec une scène incroyable sur le carrelage d’une cuisine. Le nain noir Désiré Bastareaud, qui a ensuite joué dans la sitcom Le Miel et les abeilles, est allongé, une actrice s’occupe de lui, elle lui mord le gros orteil, elle lui fait une fellation, elle exprime une intensité stupéfiante. Cette femme… c’est Catherine Ringer ! Elle était exceptionnelle dans la transgression !
Aujourd’hui, dans les scènes de X, les femmes sont davantage avilies par rapport au porno vintage…
Je ne vois pas où est le problème ? Pourquoi les femmes ne devraient-elles pas être avilies ? Je ne crois pas à un porno féminin tout propre avec des petites caresses. On s’attend presque à sentir de l’encens… Beaucoup de femmes trouvent cela ennuyeux. Au lieu de s’intéresser à la dignité de la femme, on devrait militer pour l’indignité de l’homme. Il faut plus d’hommes attachés, flagellés. C’est très injuste que l’avilissement soit presque uniquement réservé aux femmes.
Vous venez d’éditer Farrel, un beau livre d’illustrations de Joseph Farrel. Dès les années 70, il dessinait des femmes torturées avec talent… Ces œuvres étaient vendues en sex-shop. C’est compliqué de publier un tel recueil aujourd’hui ?
Quand j’ai voulu éditer ce livre, des gens m’ont mis en garde : « Tu devrais aller voir un avocat. » Le problème c’est que, si aujourd’hui il n’y a plus vraiment de censure, il y a pire : l’autocensure. Les censeurs n’ont même plus besoin d’agir. Comme si on ne s’autorisait plus à tout montrer dans une œuvre imaginaire. Tant que ça reste imaginaire… Quel est le problème ? Farrel, ce n’est que du dessin. Je ne connais d’ailleurs pas homme plus charmant que Farrel.
Vous dénoncez le politiquement correct qui appauvrit la création…
C’est une forme de totalitarisme qui veut tout nettoyer, y compris l’imaginaire, les fantasmes. Comme s’il fallait ne rêver que d’un monde où tout est parfait, où le risque zéro n’existe pas. En faisant le ménage dans la tête des gens, on veut les lobotomiser. Or, nos pulsions les plus sombres ont besoin de se retrouver dans l’art même le plus hard. Ces pulsions sont d’ailleurs des pulsions de vie. Le travail de Farrel est d’une grande puissance créatrice.
Farrel a-t-il subi cette forme de bien-pensance ?
Son dernier éditeur, Roger Finance, a eu beaucoup de mal à trouver un imprimeur, tous refusaient. L’un d’eux est même allé jusqu’à la délation en montrant les dessins aux flics. Finance a été convoqué par un juge. Mais il n’a pas été inquiété pour autant. Par ailleurs, quelques albums ont subi la triple interdiction : aux mineurs, d’affiches et d’expositions sous Joxe dans les années 80. Tenez, encore un socialiste !
Des personnes qui ont eu le livre entre les mains vous ont dit : « Je n’en suis pas sorti indemne » …
C’est ça, la fonction d’un artiste ! Émouvoir, nous mettre à genoux. Aujourd’hui, on supporte moins ces épreuves de vérité et on reste dans des choses assez sages, on achète des dessins « cool » qui ne dérangent personne et qui vont servir de déco… (rires)
Comment expliquez-vous les pulsions sadiques de Farrel vis-à-vis des femmes dans son œuvre ?
Il ne respecte rien. Tout ce qui fait le « vivre ensemble », comme on dit bêtement aujourd’hui, il le pulvérise. La famille en prend un sacré coup, il a quelque chose à régler avec ça. La femme mariée est souillée, la femme enceinte battue, avilie, et là on touche au cœur du sadisme farrelien. Mais en vérité, c’est plus l’enfant qu’elle porte que la femme elle-même qui est maltraité. C’est le thème qui m’a le plus interloqué. Son œuvre touche à la haine de soi, à « l’inconvénient d’être né », pour citer Cioran. Il y a quelque chose d’assez nihiliste. C’est pour ça que cette œuvre me met à genoux et je ne me remettrai jamais de l’avoir édité. J’en suis fier, j’aurai au moins fait ça !
Farrel a-t-il pratiqué le SM ?
Oui, mais comme une pratique sexuelle consentie, évidemment. Rien à voir avec ce qu’il dessine, qui est d’une grande violence.
Au milieu de toutes ces femmes en mauvaise posture, il y a quand même un dessin d’homme pendu par les testicules ?
Quand il l’a réalisé, il venait de se faire larguer par une copine. C’était une manière de s’auto-flageller !
Farrel – texte de Christophe Bier et Dominique Forma – Christophe Bier éditeur.
En vente sur : www.farrelartbook.com
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