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Régulation du X, cas d’école de l’impéritie sénatoriale

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Deux ans après la promulgation de la loi visant à réguler l’accès au porno, rien n’a changé. Face à ce désaveu, le Sénat convoque les institutions françaises du numérique, qui s’expliquent : rien n’a été fait pour que ça marche.

Pour son avant-dernière audience concernant l’état des lieux du X France, le Sénat recevait les parties prenantes de la régulation du web : CNIL, ARCOM, PEReN, FFT, mais aussi Google et Yoti, prestataire britannique de solutions de vérification d’âge. Le but : déterminer les modalités légales et constitutionnelles de contrôle de l’âge des internautes accédant à des sites pornographiques. Une initiative particulièrement judicieuse… si elle avait été prise il y a deux ans et demi, c’est-à-dire avant la promulgation de la loi et la parution de son décret d’application. En l’état, la commission sénatoriale n’a pu que constater sa profonde méconnaissance de la plupart des points de droit et d’éthique abordés par les experts conviés pour l’occasion. Une véritable pantalonnade. 

Le constat est sans appel. Plus de 6 mois après la mise en demeure des différents sites porno épinglés, aucune mesure n’a été prise. Mais pas de panique, toute cette affaire (une demi-douzaine de sites) sera bientôt réglée par la justice, le 6 septembre prochain, ce qui nous promet une mise en conformité complète du web à l’horizon octobre 2757, si tout se passe bien.

 

Evidemment interrogé sur ces délais absurdes, Guillaume Blanchot, directeur général de l’Arcom, fusion du CSA et d’Hadopi, s’explique en ouverture de la conférence. Le fait est que la procédure est attaquée par les avocats d’affaire des compagnies mises en demeure, non seulement auprès du juge européen au nom de questions préjudicielles, mais aussi pour des questions de validité constitutionnelle auprès du conseil éponyme. Aussi, l’Arcom marche sur des œufs, et blinde sa démarche juridique pour éviter tout vice de procédure : constats d’huissier, assignation des fournisseurs d’accès, puis délibération devant un juge sous 3 mois, seul représentant habilité à prononcer le blocage d’un site. Un tel délai est donc parfaitement normal, voire même plutôt court selon Guillaume Blanchot, au vu des dispositions offertes par la loi de régulation du 30 juillet 2020. En clair, tout fonctionne comme prévu par le texte, ce qui n’est pas franchement du goût de la commission, pressée d’en finir avec la libre circulation des boulards.

C’est pour aujourd’hui ou pour demain ?

Elle se tourne donc vers les agents privés de la régulation du Web, ici Michel Combot, président de la Fédération Française des Télécoms (FFT, aka les fournisseurs d’accès Internet), et Olivier Esper, directeur des politiques publiques chez Google, ainsi que son comparse Arnaud Vergnes, conseiller légal dans la même boîte. Et tous trois se disent parfaitement disposés à faire tout ce qui est en leur pouvoir bloquer l’accès aux sites incriminés. Ainsi, les FAI sont en mesure d’éjecter les sites coupables de leur registre DNS, leur base de données des adresses web dont l’accès est toléré depuis le territoire français, empêchant ainsi à l’internaute lambda trouver ces sites depuis son navigateur standard. Bon, sauf s’il utilise un VPN, ou se sert d’un registre différent de celui des opérateurs (l’opération prend quelques minutes sur n’importe quel ordinateur), comme celui de Google, qui ne discrimine pas les adresses. Une efficacité limitée donc.

Et puisqu’on parle du loup, les émissaires de Google promettent quant à eux d’exclure tous les liens menant vers le site délictueux des résultats de recherche de son algorithme. Certes, ça n’empêche absolument pas d’accéder au site en tapant directement son adresse dans la barre de navigation, mais au moins ça évite d’y atterrir par hasard. Quoi qu’il en soit, ni les uns ni les autres ne prendront la moindre mesure sans l’injonction d’un juge. Rendez-vous dans trois mois pour la suite des opérations, sauf appel. Auquel cas, il faudra attendre, quoi, un an, un an et demi avant les premiers blocages effectifs ?

Le pourquoi du comment

Forcément désappointées par de telles échéances, les rapporteuses changent alors leur fusil d’épaule pour s’intéresser à la logistique même de la vérification d’âge dématérialisée, pour s’apercevoir que là aussi, c’est plutôt compliqué. Julie Dawson, cheffe des politiques et directrice de la régulation chez Yoti, énumère ses solutions : analyse de pièces d’identité, authentification par carte bancaire, par référence de forfait téléphonique… Mais contre toute attente, la grande majorité des utilisateurs (75 à 90 %), lorsque le choix de la méthode d’authentification leur est laissé, optent pour l’estimation de l’âge par analyse biométrique d’un algorithme spécialisé, une méthode à la fiabilité discutable, affichant tout de même une marge d’erreur d’1,4 an chez les populations de 15 à 20 ans. Bif-bof, quoi. Elle précise toutefois que de telles analyses ne relèvent ni de la reconnaissance faciale, ni de la collecte de données personnelles, aucun fichier n’étant sauvegardé après traitement, car la CNIL, aussi conviée, veille au grain. Et même, elle intervient…

Accompagnée du PEReN, le Pôle d’Expertise de la Régulation Numérique chargé de conseiller nos leaders quant aux possibilités d’administration du web, la Commission National Informatique et Libertés émet alors ses diverses réserves concernant l’usage et la teneur des données traitées voire conservées par les services de vérification tiers. En gros, les informations privées des consommateurs de pornographies ne devraient pas être accessibles aux gérants du site pornographique, ni recoupées par le service de vérification. Les analyses biométriques, déjà éthiquement discutables en soi, ne doivent jamais être utilisées à des fins de reconnaissance. Enfin, il faut pouvoir auditer, labelliser et certifier les services de vérification, pour éviter les fraudes, les chantages à la webcam, les vols d’identité. Ce serait quand même dommage de rediriger les internautes vers des scams sur injonction d’état. 

Pour résoudre ces différents problèmes, et sous réserve d’habilitation des services de contrôle, le PEReN propose un système d’authentification en double aveugle. Via une application intermédiaire. L’utilisateur dépose son justificatif d’âge (pièce d’identité, carte bancaire, photo) dans ce sas virtuel, qui se charge de transmettre la pièce à l’organisme de vérification agréé, qui en retour transmet un jeton de validité de l’âge, jeton qui est ensuite transmis par l’application au site verrouillé. De cette manière, le service de vérification ne connaît pas le site consulté par l’internaute, tandis que le site en question ignore l’identité de l’utilisateur connecté. Un compromis au poil, en quelque sorte, encore faut-il l’implémenter au niveau national. Et là aussi, il y a du taf. 

Y a qu’à, faut qu’on…

Hélas, ce n’est pas vraiment ce qu’aurait aimé entendre les sénatrices de la délégation aux droits des femmes. À leurs désirs d’action immédiate et de modération « bulldozer » de la pornographie sur Internet s’opposent les conclusions des experts français du numérique, manifestement bien mieux renseignés que leurs interlocutrices, appelant d’une part à la prudence, d’autre part au respect des procédures judiciaires nécessairement laborieuses et techniques. C’est le populisme paternaliste (maternaliste ?) qui se heurte au principe de réalité. Aussi puissant que soit la volonté étatique, elle ne peut policer le monde numérique sans composer avec les moyens techniques, éthiques et légaux dont elle dispose. C’est tout le problème de promulguer des lois d’image sans consulter a priori les professionnels du secteur. 

Mais qu’importe, plutôt que d’entendre les arguments des spécialistes, les sénatrices préfèrent servir une nouvelle rasade de panique morale. Il y a URGENCE, c’est l’avenir des ENFANTS qui est en jeu. À un moment, il faut « mettre des amendes », comme le réclame Laurence Cohen, quand bien même la loi appliquée stricto sensu par l’Arcom ne le permettrait pas. Dos au mur, chaque rapporteuse y va alors de son idée sortie du chapeau pour combler la défaillance législative dans laquelle l’Etat s’est lui-même embourbé. 

Alexandra Borchio-Fontimp propose ainsi, non sans une certaine ironie, d’utiliser France Connect comme tiers de confiance pour le traitement des données de vérification d’âge, oubliant sans doute que l’idée avait déjà été soumise, puis catégoriquement rejetée par les gérants de la plateforme institutionnelle. Laurence Rossignol apporte sa propre pierre à l’édifice pour suggérer d’imposer un écran noir à tous les sites X en lieu et place du disclaimer si contesté, tant que l’utilisateur n’aurait pas certifié sa majorité. Certes, mais comme le souligne le délégué de la CNIL, ça ne change absolument rien au problème du comment. Ou alors, on pourrait forcer les sites porno à se rendre payants, renchérit-on du côté sénatorial, sans s’apercevoir qu’une telle disposition contrevient à la liberté d’entreprendre, empêchant de forcer quiconque à monnayer les services qu’il propose. 

Ce petit brainstorming culmine lorsque, excédée Laurence Rossignol, dont on sait les penchants abolitionnistes assumés, propose tout simplement d’appliquer la loi du 13 novembre 2014 relative à la lutte contre les sites terroristes ou représentant des abus sexuels sur mineurs à la pornographie. On se passerait ainsi de la décision d’un juge pour prononcer le blocage des sites. L’Arcom lui rétorquera que contrairement aux contenus précédemment cités, le X n’a rien d’illégal en soi, et que des prérogatives spécifiquement anti-terroristes et anti-pédophiles ne sauraient faire office de modération de fortune. Ce serait en outre une atteinte très grave à la liberté d’expression.

Aux grands maux…

C’est quand même ballot, ces lois qui empêchent les autorités de faire tout ce qui leur chante. Si seulement on disposait, dans ce pays, de législateurs spécialisés, élus par leurs pairs au sein d’une élite politique éduquée à la complexité du droit français, pour façonner des lois cohérentes et applicables après consultation de professionnels reconnus sur la question… Des sénateurs, on appelle ça ? Au temps pour nous…

Chat perché

Perplexes devant tant d’approximations, les représentants des technologies du web font front malgré tout, avec une proposition d’ordre social, faute de solution technique clé en main : l’éducation et la responsabilisation des parents aux outils de contrôle parental. C’est là que Dominique Vérien, qui préside la séance pour l’occasion, sort la carte joker : « l’illectronisme des parents ». Les adultes étant moins éveillés aux technologies numériques que leurs enfants, ils ne seraient pas en mesure de réguler eux-même la navigation Internet de leur progéniture. Aux autres de s’adapter, un point c’est tout. C’est comme ça, tant pis. On ne peut pas faire autrement. Surtout, la pédagogie, l’instruction et la réduction de la fracture numérique, ça coûte des sous, alors que laisser les travailleurs du X se dépêtrer avec des lois contradictoires, c’est totalement gratuit. 

On pourrait même avancer que « l’illectronisme » parental sert de cache-misère à « l’illectronisme » sénatorial. Incapable de percevoir l’intense complexité des nouveaux enjeux numériques, le Sénat se replie derrière « l’impossibilité » auto-entretenue de rationaliser le rapport malsain qu’entretient la société avec Internet. Or, c’est exactement de cela qu’il s’agit, une question de société et non un simple problème technique. Accès facile à la pornographie, mais aussi et surtout, violence, cyber-harcèlement, escroquerie, désinformation, le réseau est une boîte de Pandore qu’il est nécessaire de juguler de manière plurilatérale, pour le bien-être de tous et surtout des plus jeunes.

« Je ne suis pas une spécialiste des questions technologiques. Beaucoup de parents ne sont, comme moi, pas spécialistes de ces questions. Notre devoir de législateur est de chercher des solutions qui sécurisent les parents et pas seulement des pistes qui les mettent eux-mêmes en responsabilité de devoir gérer la facilité d’accès de leurs enfants à des images pornographiques. » Laurence Rossignol.

Traités non pas comme des partenaires sociaux légitimes, mais comme des criminels en puissance pratiquement assimilables à la lie terroriste et pédophile de l’humanité, les professionnels du secteur pornographique font donc ici les frais de l’incapacité du pouvoir législatif à se penser en moteur de transformation sociale. Réduit à un statut de tampon encreur, le Parlement paraphe alors les lois absconses que le Gouvernement soumet sans même en étudier l’applicabilité, avant de constater qu’elle ne fonctionne tout simplement pas, devant un parterre d’experts pourtant prompts aux suggestions pertinentes. Un aveu d’échec, tout simplement…

Titulaire d'une maîtrise en cinéma, auteur d'une Porn Study à l'Université Paris VII Diderot, Clint B. est aujourd'hui chroniqueur de l'actualité porno.

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