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Love dolls : amour, sexe et silicone

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Objets inanimés, avez-vous donc une âme ? On pense au vers de Lamartine en découvrant ces love dolls japonaises, issues d’une industrie qui les commercialise comme des « partenaires de substitution ». La journaliste et anthropologue Agnès Giard publie aujourd’hui la thèse qu’elle a consacrée à ces étranges poupées… Nous l’avons rencontrée.

La Voix du X : Pourquoi avoir consacré votre thèse d’anthropologie à ce sujet ?

Agnès Giard : Parce que j’ai assisté au développement du phénomène : dès 2004, j’avais noué amitié avec les principaux fabricants. Cela fait maintenant plus de 15 ans que je suis sur le terrain, avec pour objectif de comprendre les techniques mises au point pour donner à ces artefacts l’apparence d’êtres conscients.

 

La love doll est-elle une spécificité japonaise ?

Non, mais c’est une invention japonaise, contrairement à ce que la plupart des gens croient. Il est courant de penser que les love dolls sont des copies « made in Japan » des Real dolls américaines, que le Japon, encore une fois, n’a fait que voler une technologie occidentale. L’histoire est plus compliquée. Les poupées sexuelles dites « en silicone » existent depuis 1997, sous le nom de Real dolls et c’est la firme américaine Abyss Creations qui revendique leur invention. Mais cette « invention » s’appuie en réalité sur l’amélioration d’un système mis au point par la firme japonaise Orient Industry, en… 1981. Le patron d’Orient Industry, Tsuchiya Hideo, a inauguré l’ère des poupées dites « moulées », mettant fin à l’ère des poupées « gonflables ». Ainsi qu’il me l’a expliqué : « les baudruches de plastique crevaient presque à chaque usage ». Tsuchiya s’est associé avec un fabriquant de mannequins de vitrine pour mettre au point des modèles de poupées increvables, constituées d’un coeur d’uréthane recouvert d’une couche de fausse peau caoutchouteuse. Au départ, la fausse peau était en latex. Lorsque l’Américain Matt Mc Mullen créée la firme Abyss Creations, en 1996, il fabrique des poupées sur le même modèle : ses premières poupées sexuelles sont recouvertes de latex… comme celles qu’Orient Industry fabrique depuis déjà 15 ans ! Mais le latex, fragile, s’abîme vite. Matt Mc Mullen a l’idée de remplacer le latex par du silicone. Le succès des Real dolls est immédiat, international. Orient Industry accuse le coup et met plusieurs années à peaufiner un modèle de silicone (Alice) capable de faire face à cette concurrence. Le succès de ce modèle est tel, sur le territoire japonais, qu’il provoque l’apparition d’une vingtaine de firmes rivales dont la moitié a maintenant disparu.

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Que recherche un homme chez une love doll ?

La poupée offre l’espoir de dépasser la condition humaine, ce qui explique pourquoi elle est modelée dans les postures de l’invitation et de l’attente. Il s’agit, avec elle, de créer un autre être. J’emprunte ici sa réflexion à François Jacob : «S’il faut être deux pour se reproduire, c’est pour faire autre». L’«autre» conçu avec la love doll n’est pas issu de la reproduction. L’autre, c’est celui qu’on espère devenir : fort, beau, immortel et heureux. Lorsqu’un utilisateur ouvre le carton qui contient la poupée, son anatomie en morceaux renvoie, de façon métaphorique, à l’idée que tout reste à faire.

Les love doll peuvent-elles inspirer l’amour ?

La love doll n’est pas un bon sextoy. Elle est lourde, encombrante, et d’un très mauvais rapport qualité/prix : elle coûte environ 6500 euros, alors que les faux vagins, qui sont beaucoup plus efficaces, coûtent seulement 5 euros.

Mais tout est fait pour « donner l’impression » qu’elle est capable de désirs et d’affects.

Son corps et son visage sont réalisés par des designers qui lui donnent l’air d’attendre, comme une princesse au bois dormant (nemureru bijô). Au Japon, la love doll prend volontiers l’aspect d’une jeune fille rêveuse, perdue dans ses pensées et parfois même endormie, dans les postures de l’espérance.

Une fois fabriquée, la poupée est toujours présentée comme un coeur à prendre. Les sites de vente japonais imitent des sites de rencontres matrimoniales. Les techniques de vente participent de cette mise en scène : il s’agit de faire comme si les poupées étaient effectivement des êtres humains. Elles sont systématiquement désignées sous les noms de «jeune fille» (musume). Quand un nouveau modèle est lancé, on parle d’une «naissance» (tanjô). Le mot «vente» est remplacé par le mot  «mariage» (yomeiri). Le «renvoi à l’usine» est transformé par euphémisme en «retour chez les parents» (satogaeri).

Ce protocole est collectivement adopté par les clients au Japon qui gèrent des blogs qu’ils présentent comme créés par les poupées. Elles y racontent leur vie quotidienne, commentent des photos : « regardez, mes bottes toutes neuves ! », « aujourd’hui, j’ai mangé du melon », etc.

Même les journalistes au Japon respectent ce jeu de simulacre. Ils accordent volontiers la parole aux poupées, les citant comme si celles-ci avaient répondu à des interviews. La poupée est l’enjeu d’un jeu de rôle grandeur nature.

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Comment ces poupées vont-elles évoluer, selon vous ?

Le silicone est une matière qui présente de nombreux défauts, et les fabricants attendent avec impatience l’arrivée sur le marché de matières qui imiteraient la peau de façon plus « spectrale » : ils rêvent d’une fausse chair avec une mémoire de forme qui permettrait à l’utilisateur d’imprimer des mouvements au visage de la poupée, afin que ses expressions se nuancent d’irisations… Il faudrait qu’elle soit un peu changeante, mais comme un fantôme : qu’elle sourit sans qu’on en soit très sûr.

Les utilisateurs prétendent-ils parfois que la love doll, « c’est mieux qu’une vraie femme » ?

C’est un discours marketing : les fabricants affirment volontiers, de façon purement stratégique (mensongère), que les love dolls peuvent remplacer l’humain, mais c’est totalement faux. Les gens qui veulent « une vraie femme » ne supportent pas les poupées. Ceux qui achètent une poupée savent faire la différence. Et ceux qui se trompent, ou commettent l’erreur d’acheter une poupée en croyant qu’elle va leur servir de petite copine de substitution, sont tellement déçus qu’ils revendent la poupée sur le marché des occasions moins de deux mois après la livraison !

Les qualités des love dolls ne sont pas comparables aux qualités des « vraies femmes » : elles ne parlent pas, ne pensent pas, ne bougent pas, ne prennent pas d’initiative… Elles sont parfaitement inertes et vides. Ce qui fait d’elles les supports idéals de la fiction romantique.

La love doll, c’est une nouvelle étape dans la sexualité virtuelle ?

Ce n’est pas virtuel, au sens où la love doll est un objet concret, réel, pesant. On aime un objet qui occupe de la place dans l’appartement, dans le lit, dans le canapé.

Maintenant, c’est vrai que la love doll s’apparente aux personnages de jeu vidéo. Elle partage avec les avatars cette capacité d’être un support de projection pour le « joueur », qui l’utilise afin de vivre toutes sortes d’expériences par procuration : il peut faire l’expérience de la féminité, par exemple, lorsqu’il s’identifie à la poupée, qu’il lui achète des culottes, qu’il l’habille et qu’il la coiffe…

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Les poupées d’enfant mettent très mal à l’aise. Une poupée peut-elle constituer un objet de défoulement, pour ne pas « passer à l’acte » ?

Non. Encore une fois les personnes qui désirent un humain ne peuvent trouver aucune satisfaction dans un objet. Il est faux de croire que les love dolls pourraient remplacer des prostituées ou des enfants. La preuve : lorsque les love dolls ont été proposées comme call-girls ou prostituées par des bordels et des agences de filles « livrées à domicile », le phénomène a duré un an. Il y a d’abord eu un immense succès, créé par l’effet de curiosité, suivi d’une désaffection totale des clients : ils étaient déçus au point qu’ils ne parvenaient pas à bander. Les médias, après avoir chanté la gloire des poupées-prostituées (grâce aux poupées la soi-disant «exploitation des femmes» serait abolie), se sont mis à publier des articles avec les témoignages des clients furieux et frustrés dans leurs attentes. Après quoi, tous les bordels qui utilisaient des poupées ont disparu. On voit bien, à travers ce phénomène, à quel point il est absurde de croire que les poupées pourraient remplacer l’humain.

Les utilisateurs en arrivent-il parfois à penser que leur poupée a… une âme ?

Oui. Au Japon, les love doll bénéficient d’ailleurs de funérailles bouddhiques, comme les êtres humains. Lorsqu’un client ne peut plus garder sa poupée (soit parce qu’elle est cassée ou trop vieille, soit parce qu’il s’en est fatigué), il la renvoie au fabricant qui se charge d’offrir une cérémonie funèbre à la love doll afin que son âme soit pacifiée. Après quoi, la love doll est confiée à une entreprise de recyclage qui se charge de la mettre en morceaux et de la détruire.

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Ces love doll pourraient-elles avoir le même succès en Occident ?

Elles ont tellement de succès que les firmes américaines se sont mises à les copier : Matt Mc Mullen, le créateur des célèbres Real Dolls a mis au point des poupées avec des têtes interchangeables, sur le modèle japonais par exemple. En France, la firme DollStory, qui est une franchise de la firme japonaise 4Woods, vend environ 20 poupées par mois sur tout le territoire européen.

Un désir d’humain, Agnès Giard, éd. Les Belles Lettres, 376 p., 25,90 €.

Pierre Des Esseintes est auteur et journaliste, spécialisé dans les questions de sexualité. De formation philosophique, il est également sexologue. Il a publié, aux éditions La Musardine, Osez la bisexualité, Osez le libertinage et Osez l’infidélité. Il est aussi l’auteur, aux éditions First, de Faire l’amour à un homme et 150 secrets pour rendre un homme fou de plaisir.

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