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Féminisme, abolitionnisme et récupération politique : le porno en ligne de mire pour la Journée des Femmes
Ce 8 mars 2020, journée internationale des droit des femmes, une partie du cortège militant montréalais fait un arrêt remarqué aux bureaux de la société MindGeek, propriétaire de la plateforme Pornhub. Le but : dénoncer à juste titre l’implication de la firme dans les récents cas d’exploitation sexuelle qui ont secoué l’Amérique et pour lesquels les femmes sont malheureusement toujours en première ligne. Pour toute réponse, MindGeek souligne judicieusement l’instrumentalisation des revendications féministes du jour par d’obscurs groupuscules fondamentalistes chrétiens et « anti-LGBTQ » bien plus investis par leur croisade contre le porno que par la cause féminine. Un partout, la balle au centre. Entre amalgames métonymiques et arguments ad hominem, l’opposition de principe entre porno et féminisme nous gratifie une nouvelle fois d’un match stérile dont ni l’un ni l’autre ne sort grandi. Pour démêler le vrai du faux et tenter de faire un petit peu avancer les choses sur les deux plans, il convient de revenir sur la rupture fondamentale du féminisme moderne, terreau de toutes les récupérations politiques depuis : féminisme abolitionniste contre féminisme pro-sexe. Voici donc un petit point de théorie proposé par un mâle cisgenre hétérosexuel, parce qu’après tout on n’est plus à une contradiction près.
Tous les ans c’est la même chose. Au milieu des revendications variées qu’agrège la journée internationale des droits des femmes, l’épineux sujet du porno est tôt ou tard mis sur le tapis, généralement dans une certaine débauche d’effets. Souvenez-vous, l’année dernière, les forcené·e·s d’Abolition Boucherie avaient barbouillé la place de la République de peinture rouge en vociférant leur réquisitoire contre le « viol industriel ». Dans une joyeuse partouze idéologique, les partisan·e·s de ce mouvement anti-spéciste et féministe, en un mot « femelliste » (selon leur propre dénomination), tracent un parallèle savoureux entre industrie agro-alimentaire et production pornographique pour mieux outer tou·te·s les complices de cette « Shoah des femmes » ; le tout, les seins à l’air, car le nichon reste en définitive la valeur refuge de la promotion médiatique. Autant dire que la frange féminine et féministe du X s’est montrée particulièrement touchée par l’attention.
Ce dimanche, rebelote. Le porno s’invite au tableau des revendications, par l’entremise d’une certaine Laila Mickelwait. À travers son site TraffickingHub, elle met en cause la responsabilité de Pornhub dans les diverses malversations que ses canaux ont permis : affaire GirlsDoPorn, pédopornographie, cyber-exploitation… Bref, tout ce que nous dénoncions déjà ici ou là un peu plus tôt. Reste que les dérives factuellement quantifiables de MindGeek entretiennent un lien pour le moins ténu avec la question de la condition féminine. Toutefois, la liste des victimes déclarées et supposées comprenant une majorité de femmes, il n’y a pas d’incohérence particulière à confronter le responsable lors de la journée qui leur est dédiée. Les droits de la femme sont aussi les droits de l’homme. C’est ainsi que le cortège, uni comme une seule femme derrière Laila Mickelwait, se rassemble devant les bureaux de MindGeek, à Montréal.
Alors, l’ambiance change quelque peu, et au milieu des slogans féministes de circonstance, l’on commence à voir poindre des pancartes à la rhétorique étrange : « Pornhub Kills Love ». Une tournure incongrue et déplacée qui n’est pas sans rappeler le merchandising racoleur des anti-pornos illuminés de FightTheNewDrug. De part et d’autre, on dégaine les chapelets et récite des prières pour le salut des âmes égarées dans la pornographie, sans qu’on comprennent très bien ce que le bon dieu vient faire dans toute cette histoire. Et s’il avait été invité par Laila Mickelwait elle-même ?
C’est que derrière Laila et son site rigoureux se cache Exodus Cry, une organisation qui entend mettre fin à l’exploitation et au trafic sexuel par la réintégration des victimes à la société, la sensibilisation et la prière. Oui, oui, la prière. En outre, son fondateur, Benjamin Nolot, n’est pas franchement ce qu’on pourrait appeler un camarade de lutte. Chrétien fondamentaliste aux aspirations sociétales résolument vintage, il milite certes assidûment pour l’abolition du travail sexuel, cette offense faite aux femmes, mais seulement lorsqu’il ne gratifie pas son audience de considérations d’arrière-garde sur l’avortement, l’homosexualité, la transidentité. Pour sa défense, il faut bien reconnaître que par les temps qui courent, le #metoo est un déguisement bien plus vendeur que la capuche pointue pour promouvoir le Royaume des Cieux. « Culture du viol » et « masculinité toxique », ce bon Ben a d’ailleurs appris par cœur le jargon féministe moderne pour nous faire avaler son ostie.
Lets be honest, abortion is largely about finding a "solution" for irresponsible gratuitous recreational sex, not "women's rights".
— Benjamin Nolot (@BenjaminNolot) April 28, 2013
Ending my week praying for God's mercy over America as more and more light is being shed about the modern-day holocaust of abortion #revival
— Benjamin Nolot (@BenjaminNolot) May 4, 2013
Apparently all that is needed to become a hero in today's society is to tell everyone you're gay. #culturewar
— Benjamin Nolot (@BenjaminNolot) May 1, 2013
Il n’en faut pas plus à Pornhub pour botter en touche, sur l’air de « c’est celui qui dit qui l’est ». Les responsables de la plateforme ont ainsi tout le loisir d’attaquer le rassemblement sur le passif de ses meneurs : « un groupe fondamentaliste radical d’extrême-droite dont les fondateurs sont connus pour avoir longtemps vilipendé et attaqué les communautés LGBTQ et les groupes de défense des droits des femmes, pour s’être alignés avec des groupes haineux et avoir adopté un langage abject et extrémiste. » Quant aux explications sur le fond, elles se résument une nouvelle fois à promettre, la main sur le cœur, la mise en place future d’un « système robuste » qui préviendra toute nouvelle irrégularité. À quoi bon s’appesantir sur ses fautes, lorsque celui qui les souligne n’est plus crédible ? Confronté sur des questions légales et éthiques, MindGeek s’en sort finalement à travers le procès en légitimité de son opposant ; ce qui amène à une douloureuse question : comment les grenouilles de bénitier ont pu, sous les dehors du féminisme, noyauter le mouvement au point de le décrédibiliser ?
La réponse trouve ses origines au début des années 80 à la faveur, encore une fois, du porno. La seconde vague féministe, qui s’attache depuis deux décennies à questionner et valoriser la position sociale des femmes (quand la première vague s’est essentiellement occupée de leur place légale et institutionnelle), a rencontré la libération sexuelle. Un peu partout, la société se délivre du carcan moral lié à la sexualité. En gros, on revendique de se foutre à poil, de baiser comme on veut, quand on veut, avec qui on veut. Le mouvement féministe est alors sommé de se positionner. Montrer son cul est-il un progrès social ? Pour Andrea Dworkin et Catharine MacKinnon, militantes de la première heure, c’est mort, Hector ! Alors que le porno atteint son âge d’or, Dworkin et MacKinnon rencontrent Linda Boreman, alias Linda Lovelace, la suppliciée du porno qui racontait, dans le livre Ordeal (Epreuve), son calvaire lors du tournage de Deepthroat sous le joug de son mari Chuck Traynor. Pour les sœurs de lutte, le porno n’est rien d’autre que le dernier outil de confiscation du corps de la femme mis au point par la société machiste. En 1983, elles conçoivent conjointement l’un des piliers théoriques du féminisme abolitionniste, l’Antipornography Civil Rights Ordinance, un arrêté législatif décrivant la pornographie comme une violation des droits civils des femmes, permettant à toutes celles qui s’en déclarent victimes de réclamer réparation auprès des producteurs et des distributeurs devant les tribunaux. Adopté le 30 décembre 1983 à Minneapolis, puis dans plusieurs villes des Etats-Unis, il est progressivement enterré par la suite car jugé inconstitutionnel, incompatible avec la liberté d’expression garantie par le premier amendement.
Plus fâcheux encore, la proposition ne contrevient pas qu’à la constitution américaine, elle contredit aussi l’un des principes essentiels de la cause féminine, le droit élémentaire des femmes à disposer de leurs corps, y compris pour en faire commerce à travers la pornographie. Cette contradiction logique provoque un schisme jusqu’à présent irréconciliable dans le mouvement féministe. Le travail du sexe, soit on est pour, soit on est contre. Pour le féminisme abolitionniste, le travail du sexe est un stigma, une séquelle du patriarcat, la démonstration littérale de l’expropriation des femmes de leurs propres corps, au bénéfice des envies, des besoins, des pulsions des hommes. Il perpétue le rapport de force défavorable des femmes par rapport aux hommes, leur soumission à la boulimie sexuelle et pornographique masculine. Par opposition, le féminisme pro-sexe, né de la libération sexuelle, conçoit ce rapport de force asymétrique comme une source potentielle de suprématie féminine. Dans une société assujettie au culte du corps féminin, la sexualité des femmes devient un levier d’émancipation inaliénable (les puristes parlent ici d’empowerment) ; leurs attributs physiques et sexuels, l’usage qu’elles en font, étant absolument hors de portée de la gente masculine.
Question du proxénétisme, de la coercition, charge morale et religieuse inhérente à la sexualité, invariable partialité des sources statistiques ; bien malin celui ou celle qui saura clore ce débat qu’un demi-siècle de réflexion féministe pointue et argumentée n’a su trancher. En attendant, cette fracture donne du grain à moudre aux usurpateurs intellectuels de tous bords en quête de validation progressiste. D’un bout à l’autre du petit monde porno, de ses plus âpres défenseurs à ses plus farouches opposants, tous les hypocrites sont dorénavant en mesure de tirer à eux la couverture féministe, se réclamant d’Andrea Dworkin lorsqu’il s’agit de condamner, d’Ellen Willis lorsqu’il s’agit d’encenser.
En définitive, il n’est pas question ici de faire le procès de l’abolitionnisme. Il est question de démontrer à quel point le féminisme est en proie à l’instrumentalisation politique. SESTA/FOSTA, loi Avia, partout dans le monde, nous assistons à la résurgence d’une guerre morale à l’encontre du travail du sexe, une guerre morale qui prend le féminisme à partie de ses argumentaires fallacieux. À l’heure où nous écrivons ces lignes, le parlement californien soupèse l’amendement AB2389, qui entend instaurer un fichage biométrique de l’ensemble de travailleurs de l’industrie, au nom bien entendu de la lutte contre le trafic sexuel. Ce n’est qu’un exemple. L’échec confondant et documenté des mesures de pénalisation du client en France, passées à grands renforts de plaidoiries en faveur de la cause féminine, en est un autre.
La pornographie et plus généralement le travail du sexe sont des faits sociaux avec lesquels il faut composer et qu’il convient de questionner voire de condamner. Mais il est tout aussi essentiel de se méfier des opportunistes plus prompts à se parer des intentions les plus humanistes qu’à détailler les solutions concrètes qu’ils entendent apporter aux problèmes soulevés. Le féminisme de posture masque souvent les discours les plus réactionnaires.
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