Suivez-nous

Actu/News

Flicage, précarité et insécurité, les créateurs adultes pris à la gorge par Mastercard

Publié

le

La mise à jour des règles de distribution des contenus adultes auprès de la société Mastercard s’annonçait délétère pour la profession. Les chiffres tombent, le bilan est catastrophique.

Cette semaine, la chercheuse américaine Valerie Webber, docteur en santé communautaire et experte en santé publique, politiques pornographiques et sexualité, publie la première enquête sur l’Impact des Politiques de Contenus Adultes de Mastercard sur les Créateurs de Contenus Adultes. Elle y détaille, au moyen de chiffres éloquents, les conséquences sur la fameuse mise à jour des conditions de service de la toute-puissante société de carte de crédit, qui mit le X-business en émoi voici maintenant plusieurs mois. Son constat est clair, les travailleurs du sexe numériques sont à présent acculés, plus démunis que jamais.

« Call me Master ! »

Pour mesurer l’ampleur du bouleversement professionnel que vivent les sex workers, il convient, avant de s’attaquer aux chiffres et aux graphiques, de revenir sur les nouvelles règles de bienséance pornographique édictées Mastercard. Dans la perspective lutter contre l’exploitation sexuelle de personnes mineures, les trafics sexuels et les vidéos d’abus, elles imposent des mesures drastiques aux plateformes d’hébergement de contenu pornographique, le domaine supposément naturel où de tels crimes sont perpétrés (et non pas sur les réseaux sociaux, évidemment) :

  • La collecte des documents de droit à l’image, de consentement et d’identité des performeurs par les plateformes (la collecte et la détention de tels documents par le producteur ne sont plus suffisantes).
  • Le conditionnement du téléversement de contenu aux seuls contributeurs certifiés, via un processus de vérification d’âge et d’identité.
  • Le contrôle de tous les contenus préalablement à leur publication et le développement d’un système de contrôle en temps réel des flux en direct.
  • L’accès à une procédure de retrait à toute personne apparaissant dans les contenus distribués, ainsi qu’une procédure permettant aux utilisateurs de signaler les contenus « potentiellement illégaux ou qui violeraient autrement les standards de Mastercard », et la production de rapports mensuels de ces activités.
  • Le bannissement des mots-clés suggérant la présence d’abus sexuel sur mineurs ou la dépiction d’activités non-consensuelles, et le renoncement à l’usage de contenus « potentiellement illégaux ou qui violeraient autrement les standards de Mastercard » pour générer du trafic.
  • L’instauration de politiques effectives pour s’assurer que leurs sites ne sont pas utilisés pour promouvoir ou faciliter le trafic d’êtres humains, le trafic sexuel ou les abus physiques. »
  • L’attribution à Mastercard d’identifiant et de profils temporaires, sur demande, permettant à la compagnie d’accéder aux zones restreintes ou payantes.

Et les plateformes, menacées de se voir couper les vivres, de répercuter ces contraintes sur les créateurs, ajoutant chacune son lot de critères abscons.

Dès lors, selon Valerie Webber, 90% des sondés expliquent avoir souffert d’au moins un des torts suivants : délai à la soumission d’un contenu, interruption de paiement, collecte de pièces d’identité à jour, retrait d’une séquence pour raison thématique ou d’exigence de documentation redondante, signalement ou suppression de leur compte marchant. 49% affirment en avoir subi au moins quatre.

Stuck in Big Brother’s laundry machine

La transmission des pièces d’identité des partenaires est un point particulièrement épineux autant sur le plan de la faisabilité que de la sûreté. Et pour cause, les informations personnelles des travailleurs pornographiques, par la nature de leur activité combinée à leur statut de personnalités publiques, sont extrêmement sensibles. Et si la collecte de telles données de la part du producteur relève de la conscience professionnelle la plus élémentaire, ne serait-ce que pour s’assurer de la majorité de ses associés, ce que reconnaissent volontiers les sondés, livrer ces informations à une société tierce dont on ne connaît ni le degré de sécurité informatique, ni la probité relève moins de la transparence que de l’inconscience, à une époque où les piratages et les fuites n’épargnent personne…

Si encore il n’y avait que ça. Mais les créateurs doivent en plus assurer le suivi permanent de la validité des pièces transmises, sous peine de suppression des séquences concernées. Une situation ubuesque que résume parfaitement l’un des participants à l’étude :

« Je suis absolument favorable au respect des directives fédérales qui impliquent de s’assurer que les modèles ont bien 18 ans au moment où le contenu est tourné et qu’ils y aient bien consenti (signé une cession de droit), et de ne pas publier de contenu jugé obscène par le régulateur fédéral. Mais me dire que je ne peux poster une scène dont je possède les droits car je ne dispose pas d’une copie de la carte d’identité actuelle d’une personne est tout bonnement ridicule. Elle avait 18 ans quand j’ai tourné le film, elle n’a pas subitement eu moins de 18 ans au cours des 10 dernières années. »

Parfum vanille pour tout le monde

L’autre controverse, c’est la censure. Terrifiées par les injonctions de Mastercard, les plateformes sombrent dans les écueils de la modération de masse, à l’instar d’OnlyFans, qui en octobre dernier a bien failli mettre fin à la distribution de tout contenu explicite, avant de rétropédaler en catastrophe. Car face à l’impossibilité d’une modération au détail, au vu des volumes, les hébergeurs font invariablement le choix de la stratégie « bulldozer » : restriction des mots-clés, suppression systématique des séquences au propos immoral, bannissement préventif des thématiques subversives (BDSM, hypnose, chantage, domination, fluides sexuels ou organiques, etc.). Tout ce qui sortirait un tant soit peu d’une sexualité vanille est cloué au pilori. Peu importe le consentement des participants ou même l’absence totale de partenaire sexuelle ou de représentation formelle des actes, le X est privé de fiction.

« Ça m’a conduit à altérer le type même de contenu que je produis. La majorité de mon contenu est de la performance solo, sans nu ni pénétration. En d’autres termes, moi parlant de choses sales à la caméra. L’essentielle de la nudité ici, c’est ma poitrine ornée de caches-tétons. Je suis plus habillée que la majorité des popstars, et je ne fais que parler à ma caméra. Alors POURQUOI devrais-je TANT modifier mon contenu ? C’est la censure littérale des termes et des idées. »

L’obscénité qu’on assassine, tout simplement. Et paradoxalement (ou pas), ce ne sont pas les producteurs fétichistes, pourtant passablement stigmatisés par la nouvelle norme, qui sont les plus pénalisés, mais les créateurs queer, qui ont 1,5 fois plus de chance de voir leur contenu effacé pour violation des règles thématiques, contre 1,4 du côté du BDSM.

D’un point de vue plus général, on mesure l’ineptie de ces nouvelles règles à la manière dont elles affectent avant tout les altérités marginalisées de manière disproportionnée, aléatoire et incohérente. Alors qu’on s’attendrait à voir les producteurs de séquences roleplay, fétichistes et SM visés en priorités par ces restrictions, ce sont les victimes habituelles de la discrimination qui paient le tribut, c’est-à-dire celles qui trouvaient dans le travail du sexe virtuel un moyen d’échapper aux abus, voire de valoriser leur singularité. Dans l’ordre, les producteurs centrés sur l’expression de la corpulence, BBW/BHM et fat fetish, ont donc en moyenne 3,3 fois plus de chances de connaître la plupart des déboires décrits précédemment (au moins 4 sur 6) que les créateurs « généralistes ». Ils sont suivis par les performeurs noirs et plus globalement les créateurs de couleur, respectivement 3,2 et 2,8 fois plus pénalisés, puis les productions trans (facteur 2,5) et queer (1,75), et enfin, la frange SM (1,7).

À poil dans la rue

Au final, seuls 6% des sondés ne constatent aucune baisse de leurs revenus. Pour les autres, les pertes s’échelonnent. La moitié d’entre eux ont vu leurs ressources baisser de 50% ou plus, quand 5% ont simplement tout perdu. Or, il faut bien continuer de mettre à manger sur la table, de chauffer la baraque, de payer le loyer. Hélas, la reconversion professionnelle s’avère souvent impossible pour cause de rejet mutuel. La société civile discrimine les travailleurs du sexe pour leurs activités passées, et les sex workers choisissent bien souvent cette voie par rejet des normes professionnelles traditionnelles. Pour les exclus du système, il n’y a donc que deux options : les cuisines d’un Macdo, ou le trottoir. La lutte contre l’exploitation sexuelle selon Mastercard se résume donc à la mise en danger des premiers concernés, sur fond de pandémie mondiale.

« Je dépends beaucoup plus des rendez-vous en personne. Je réfléchis à intégrer un bordel ou à prendre un job non-sexuel en complément, mais je suis personne à risque pour le covid et très anxieuse à ce sujet… »

Même ceux dont les ventes se maintiennent vivent avec une épée de Damoclès au-dessus de la tête : le risque de voir tout leur travail balayé du jour au lendemain, à la faveur d’un signalement zélé ou d’une révision soudaine des conditions de modération. Résultat : une explosion du stress au travail. 94% des intéressés reconnaissent avoir vu leur anxiété augmenter depuis la réforme, et pour 67% d’entre eux, elle atteint déjà un seuil critique. Le risque permanent de déclassement social rend toute projection dans l’avenir impossible, tandis que la précarité grandissante impose peu à peu la clandestinité et la fraude comme seules issues.

Comme toutes les politiques abolitionnistes, la démarche de Mastercard relève de la prophétie auto-réalisatrice ; une approche réactionnaire et pernicieuse qui, sous couvert de se soucier du sort des victimes d’abus sexuels, n’a d’autre but que de punir les travailleurs du sexe pour leur émancipation économique. Il s’agit d’orchestrer leur complicité manifeste : si les sex workers s’entêtent à pratiquer ce métier malgré des conditions d’exercice toujours plus défavorables, c’est finalement qu’ils le méritent, qu’ils ne sont pas victimes du « système prostitutionnel », mais quelque part coupables. Cette approche idéologique a le luxe de s’auto-alimenter, en opposant à ce secteur « avilissant » des jobs mal payés mais « dignes » qui entretiennent le statut économique de la classe dominante : livreur Amazon, chauffeur Uber… Pour ce faire, elle établit une société numérique du contrôle, où les questions d’abus, de violence et de trafic ne sont plus des affaires de police et de justice, d’enquête et de procès, mais de morale personnelle, de signalement anonyme et de modération aveugle.

« Je n’étais/ne suis plus capable de travailler à temps plein à l’extérieur de chez moi, en raison de ma santé mentale et physique. Le travail du sexe m’a permis de gagner 2 à 4 fois plus que ce que j’ai jamais gagné dans le management d’entreprise, en meilleure santé qui plus est. J’avais de l’espoir pour la première fois depuis bientôt 20 ans… »

Ne soyez pas dupes. Le sort de l’industrie adulte n’a rien de marginal ou d’anecdotique. Le X-business n’est jamais que le terrain d’expérimentation de l’ingérence des puissances financières sur le droit privé. Une fois la stratégie éprouvée, elles n’auront qu’à l’exporter, petit à petit, au reste du monde.

Titulaire d'une maîtrise en cinéma, auteur d'une Porn Study à l'Université Paris VII Diderot, Clint B. est aujourd'hui chroniqueur de l'actualité porno.

Populaire

Merci de désactiver votre bloqueur de publicité pour accéder à ce site.

ADBLOCK a cassé ce site en voulant supprimer son contenu publicitaire.
Désactivez ADBLOCK pour consulter nos articles.