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Fusillades à Atlanta – Le mythe de l’addiction sexuelle tue

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Atlanta, Géorgie – Une triple fusillade dans les salons de massage en périphérie de la ville laisse huit personnes sur le carreau, dont six femmes d’origine asiatique. Le spectre du crime suprémaciste plane, alors que l’auteur présumé, Robert Aaron Long, membre assidu de la très conservatrice Convention baptiste du Sud, reconnaît les faits, mais nie tout motif raciste. Son geste, justifié selon lui par son addiction sexuelle, soulève la question du terrorisme idéologique à l’encontre du travail du sexe.

Le crime survient dans un contexte particulier. Aux Etat-Unis, comme ailleurs, les diasporas asiatiques paient le tribut raciste de la pandémie, constatant une recrudescence alarmante des agressions et discriminations à leur encontre. Comme le souligne les concernés, la haine anti-asiatique fait figure de parent pauvre de la couverture médiatique. Coiffés de l’étiquette condescendante de l’étranger bien intégré – ils sont discrets, serviables, travailleurs, et ont même le bon goût de ne pas s’offusquer lorsqu’on les appelle « Tching-tchong » ou « Grain de Riz » – les Asiatiques subissent ainsi violences et vexations dans l’indifférence relative du reste de la population. Inutile de dire que les événements de ce mercredi 17 mars sonnent comme l’offense ultime aux yeux d’une communauté déjà meurtrie. Depuis, la toile se mobilise autour du #StopAsianHate, tandis que la presse internationale et les autorités s’emparent enfin de la question.

God and guns

Ce narratif aussi pertinent qu’actuel omet malgré tout un élément pourtant essentiel à l’analyse de la trajectoire du forcené interpelé : son rapport au sexe. S’il cumule effectivement un certain nombre de caractéristiques archétypales du suprémaciste blanc en pleine cavale meurtrière : un jeune homme décrit par ses proches comme introverti, fanatique des armes et de Dieu, l’enquête n’a pour le moment révélé aucun lien avec les officines néo-nazis prodigues en terrorisme intérieur. Point de drapeau confédéré ou de cagoule pointue à l’horizon. Rien de franchement notable non plus sur le profil numérique de cet average Joe, paroissien zélé de l’antenne locale de la Southern Baptist Convention, sinon cette description Instagram lapidaire : « Pizza, armes à feu, batterie, musique, famille, et Dieu. Voilà qui résume à peu près ma vie. C’est une assez bonne vie. » Niant en bloc toute dimension raciste à son geste, Long confie à la police être passé à l’acte à cause de l’addiction sexuelle qui le rongeait depuis des années. Les exécutions étaient pour lui un moyen « d’éliminer » ces lieux de « tentation ». Son forfait accompli, il se préparait à rallier la Floride pour poursuivre sa mission en s’attaquant à « certains types d’entreprises pornographiques. »

Loin d’être la lubie d’un futur condamné en quête de circonstances atténuantes, cette « addiction sexuelle » est la cause de nombreux déboires dans sa vie personnelle. Récemment exclu de chez ses parents en raison d’une consommation pornographique jugée excessive, il s’est vu interné à la clinique Maverick Recovery à Roswell, où il suivait une vaine cure de désintoxication. Tyler Bayless, un compagnon d’infortune dont il partageait le quotidien, le décrit comme un homme « torturé » par le démon du sexe, prompt aux divagations quant à ses interprétations de la Bible. Le fou furieux lui aurait par ailleurs admis avoir « replongé » et « fréquenté les salons de massages dans le but explicite d’assouvir des besoins sexuels. »

Addiction biblique

Or, à proprement parler, l’addiction sexuelle n’existe pas, du moins, le concept ne recouvre aucune réalité médicale. Comme l’explique l’étude Pornography Problems Due to Moral Incongruence: An Integrative Model with a Systematic Review and Meta-Analysis, conduite par Josh Grubbs, Samuel Perry, Joshua Wilt, connus pour leurs travaux sur les problèmes liés à la pornographie aux Etats-Unis, et Rory Reid, spécialiste du trouble hypersexuel, l’expression de troubles liés à la consommation de pornographie ne concerne pas les consommateurs les plus assidus, mais les personnes incapables d’accorder cette consommation avec leurs valeurs morales. « La dissonance morale induite par la consommation de pornographie est invariablement le meilleur indicateur du fait que le sujet connaît des problèmes liés à sa consommation de pornographie ; et la comparaison de l’ensemble des effets révèle qu’il s’agit invariablement d’un meilleur indicateur que la pornographie elle-même. » Et Dieu qu’il y a de la dissonance morale chez Robert Aaron Long. Des croyants aussi assujettis au dogme ont nécessairement un sentiment de culpabilité plus fort quant à la pornographie et sont plus enclins à se réclamer de l’addiction. De fait, si comportements addictifs il y a, les raisons de sa frustration sexuelle et de sa culpabilité sont sans doute moins relatives à son comportement ou sa physiologie qu’à son éducation.

Dans un état où l’éducation sexuelle est encore majoritairement délivrée à travers le prisme de l’abstinence, du fait d’une forte ingérence de la religion dans les programmes scolaires, Long se rêvait en parangon de vertu, appliquant au pied de la lettre les enseignements de la Southern Baptist Convention, obédience ultra-conservatrice qui le comptait parmi ses ouailles les plus ferventes. Toute forme de sexualité hors mariage y est perçue comme un péché et unanimement condamné. Et comme le précise l’auteure Emily Joy, le procès en « addiction sexuel » est un running gag chez ce genre de grenouilles de bénitier. Sexe pré-marital : addiction sexuelle ; adultère : addiction sexuelle ; masturbation : addiction sexuelle ; goût pour la pornographie : addiction sexuelle.

Prédicateurs de la violence

La blague tourne finalement au carnage lorsqu’un fanatique commence à percevoir les pourvoyeuses de services sexuelles comme les agents du Malin. Une perspective soutenue par les Founders Ministries, groupe plus conservateur encore duquel se réclamait l’église de notre « sex-addict », dont le site relaie un certain nombre de valeurs « chrétiennes » pas franchement compatibles avec le « aimez-vous les uns les autres » : opposition farouche à la « justice sociale », négation des inégalités raciales, anti-féminisme militant. À ce sujet, l’exploration des thèses promues révèle quelques perles qu’un tribunal compétent pourrait qualifier d’incitatives (leur site a été opportunément dépublié ce week-end) : 

« Certaines femmes ne sont pas passivement séduites, mais jouent activement les séductrices. Elles recherchent activement des hommes comme un voleur cherche une cible insouciante. Elles rôdent autour de leurs cibles, tapies dans l’attente de les voler de ce qui est seulement réservé à leurs femmes. Les Proverbes 7:7-23 fournissent de puissantes images parachevant cette représentation du larcin. De telles femmes promeuvent l’impiété parmi les hommes. Elles multiplient le nombre d’hommes se montrant infidèle à Dieu, leurs femmes, et ceux dans leurs vies qui comptait sur leur fidélité envers Dieu, le mariage et la famille. Le tercet nous avertit alors que la promiscuité sexuelle est un danger pour soi-même [27], ses possessions [28a], ses relations spécifiquement, et pour la société plus généralement [28b]. Faute, et tu seras piégé et incapable de te sauver toi-même [27], volé et incapable de t’innocenter [28a], diffamé et incapable de laver ton nom [28b]. »

Robert Aaron Long, torturé par des besoins charnels qu’il percevait comme des tentations impies, s’est-il fait le bras armé de Dieu, purgeant le monde des séductrices qui détournent les hommes du Tout-Puissant ? Peu de doutes subsistent encore à ce sujet.

Le président des Founders Ministries Tom Ascol

A fortiori, si la thèse suprémaciste semble s’évanouir peu à peu, la dimension raciste des massacres n’a rien d’anecdotique, au même titre que sa dimension misogyne. Dans un secteur aussi marginalisé et criminalisé que le travail du sexe, les femmes immigrées et/ou racisées subissent la double peine de l’ostracisation sociale et du racisme ordinaire. En outre, les masseuses asiatiques, reléguées comme ici à la périphérie des villes, constituent le prolétariat ouvrier le plus élémentaire et le plus anonyme du TDS. Si leur statut de « tentatrices » en a fait les cibles du « châtiment divin » de Long, leur ethnie et leur précarité les rendaient d’autant plus sacrifiables.

Guerrilla on Porn

En d’autres termes, les deux approches ne sont pas mutuellement exclusives. Malheureusement, aux yeux de la presse internationale traditionnelle, la couverture de la légitime indignation communautaire consécutive à l’événement tend à estomper l’analyse du motif idéologique, dans un contexte plus que critique pour l’exercice des métiers du sexe.

Comme le documente abondamment Gustavo Turner, du magazine Xbiz, nous assistons actuellement à une résurgence des puritanismes partout dans le monde, et en particulier aux Etats-Unis. Noyautés par les groupuscules évangélistes pudibonds comme Exodus Cry ou encore NCOSE (National Center on Sexual Exploitation, le faux nez de la très puritaine organisation Morality in Media), cousins de la Convention Baptiste, les institutions politiques comme les organes médiatiques relaient un discours ouvertement hostile aux travailleurs du sexe. En plus d’amuïr la parole des concernés, en plus de criminaliser leur activité, cette offensive réactionnaire encourage implicitement ce genre de passage à l’acte. D’une main, les bigots antagonisent publiquement le business du plaisir sexuel, notamment en requalifiant par voie légale la consommation de pornographie comme une crise de santé publique (« public health crisis ») dans 17 états ; de l’autre, ils arment idéologiquement leurs fidèles les plus fanatiques dans l’inavouable perspective de voir de tels attentats appuyer leur cause.

La une du XBiz Magazine de janvier dernier, c’est dire si le sujet est sérieux

Les huit meurtres d’Atlanta s’inscrivent en définitive dans le cadre d’un terrorisme armé qui ne dit pas son nom, et qui entend mettre un terme à l’autonomie sexuelle par la violence et la peur. Omettre cette composante essentielle, c’est faire le jeu des assassins et préparer le terrain pour de nouvelles horreurs.

Titulaire d'une maîtrise en cinéma, auteur d'une Porn Study à l'Université Paris VII Diderot, Clint B. est aujourd'hui chroniqueur de l'actualité porno.

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