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Twitch, piscines gonflables et travail du sexe

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En créant un canal spécifiquement dédié au streaming en milieu aquatique, Twitch semble prendre le parti de ses modèles sexy. Mais est-ce vraiment aussi simple ? Retour sur une polémique qui ne fait qu’enfler depuis des années…

Le sujet fait des remous dans le grand bain de Twitch depuis les débuts de la plateforme, nouvel Eldorado du live-entertainment. Au paradis du gaming, les nymphettes tirent leur épingle du jeu, redoublant d’artifices sexy et de concepts polissons pour faire raidir l’audimat, non sans faire grincer quelques dents. Même PEGI 7+, l’érotisme fait vendre, alors pourquoi s’en priver ? Malheureusement, ce havre pour nerds, englué dans le sébum et le machisme crasse, ne semble pas tout à fait prêt à tolérer la concurrence de la fesse mutine (mais chaste) sur le marché de l’attention mondiale. Lorsque les miss dégainent les jacuzzis, bains moussants et autres pataugeoires pour justifier de se la jouer Itsy Bitsy Teenie Bikini en direct, le torchon brûle définitivement… Et Twitch est sommée de statuer. La plateforme orientée jeu vidéo est-elle vraiment l’endroit pour se livrer à ce genre de frivolités ? « Oui, non… Enfin, tout ça, c’est assez compliqué, vous voyez… » Heureusement, on est là pour tout vous expliquer.

Avant toutes choses, une petite mise en contexte s’impose. Machisme, droit à disposer de son corps, réification, censure et liberté d’expression, le sujet est suffisamment explosif pour ne pas le tartiner de généralités grossières et d’idées reçues. En l’occurrence, Twitch est une plateforme dédiée à l’origine à la diffusion en direct de jeu vidéo, qu’il s’agisse de test ou de compétition. Le succès aidant, les programmes se diversifient pour faire du format « Just Chatting », discussion amicale entre un streameur et sa communauté, un concept-phare de la discipline. Face à cette ouverture, la communauté des geeks en siège baquet doit nécessairement faire un peu de place à des profils plus variés, des animateurs, des entertainers, des influenceurs, et notamment des filles. Des filles qui jouent, des filles qui mettent des décolletés, des filles qui papotent, des filles qui portent des pulls, des filles font du cosplay… Tant qu’on était dans l’entre-soi asexué du hobby vidéoludique, la mouvance miso/incel, certes minoritaire mais intégrée, se tenait à carreaux, mais quand les nanas débarquent, la horde se réveille, pour vociférer à qui mieux mieux contre l’avilissement de son fief au détriment de ses artisans légitimes : les « vrais gamers ». S’en suit un débat inepte et stérile autour des contenus tolérables sur la plateforme, prétexte à mesurer la surface de peau dévoilée par les streameuses et commenter leur expertise sur League of Legends. Dans ce climat sexiste et rétrograde, c’est finalement à l’hébergeur Twitch qu’il revient de régler le thermostat.

Miss Fortune de League of Legends, ou le rapport ambigu des geeks à la sexualisation

Zone humide

Sauf que le maître des lieux est tiraillé. Fleuron médiatique d’une génération plus woke que jamais, il ne peut décemment pas nous servir le slut-shaming décomplexé à la papa. Ni les médias libéraux, ni sa frange féminine en plein expansion ne lui pardonneraient. Cependant, il ne peut pas non plus faire l’autruche, pour laisser la porte ouverte au grand méchant porno, fléau de la jeunesse, comme un vulgaire site de webcam. Des organismes financiers aux législateurs réactionnaires, en passant par les trolls masculinistes qui infestent les salons virtuels, on pourrait lui faire payer très cher. En avril 2020, l’hébergeur introduit donc, par l’intermédiaire de son blog, une révision de sa politique concernant la nudité et les tenues vestimentaires ; l’occasion d’un numéro d’équilibriste à faire pâlir Philippe Petit, dans l’espoir de ménager la chèvre et le chou.

« Nous n’autorisons pas les streamers à être totalement ou partiellement nus, y compris en montrant les organes génitaux ou le fessier. Montrer le contour visible des organes génitaux n’est pas autorisé, même s’ils sont couverts. La diffusion de mineurs nus partiellement ou intégralement est systématiquement interdite, et ce indépendamment du contexte.

Pour les personnes se présentant comme des femmes, nous vous demandons de couvrir vos mamelons. Il n’est pas permis de montrer la partie inférieure de votre poitrine. Le décolleté est autorisé tant que ces exigences de couverture sont respectées.

Tous les streamers doivent couvrir la zone s’étendant de la taille au bas du bassin et des fesses. 

Pour les zones du corps devant être couvertes, la couverture doit être intégralement opaque ; les vêtements extra-fins ou transparents ne représentent pas une couverture adéquate.

Les avatars de réalité augmentée qui retranscrivent les mouvements du joueur sont soumis aux mêmes exigences, tout comme pour le cosplay et les autres costumes. Pour plus d’informations sur l’application de cette politique aux streams IRL, d’extérieur et de peinture corporelle, veuillez lire ce qui suit. »

Et le laïus de s’étendre ensuite sur les contenus et comportement sexuellement suggestifs qui ne devraient pas avoir cours en son domaine : caméra centrée sur les parties génitales, actes sexuels simulés, descriptions érotiques, roleplay virtuel coquin… Voilà qui complète ce que d’aucuns qualifieraient de circonscription robuste et raisonnable des contenus à caractère sexuel hors de la plateforme des zoomers. C’était sans compter sur la faille dans la muraille, la poterne au bas du rempart : les exceptions contextuelles. Car non, on ne va quand même pas légiférer sur le port du maillot de bain si un stream avait lieu sur une plage ou dans une piscine. Ce serait absurde, pas vrai ? Donc acte.

Amouranth, pionnière du Twitch sexy

Les streameuses ayant fait du sexy une authentique valeur ajoutée de leurs émissions prennent note des petits caractères au bas de la page, et foncent au rayon « Loisirs aquatiques » de leur supermarché pour investir dans une pataugeoire fluo et une bouée licorne sur laquelle se prélasser innocemment pendant les heures d’antenne. Prenant Twitch pour ce qu’il est, à savoir un laboratoire médiatique, ces dernières redoublent alors de créativité pour approfondir le concept au moyen d’animations interactives, leurs corps comme matériel d’expérimentation : installer une roue de la fortune imposant un gage aléatoire à chaque nouveau palier de souscription, mettre aux enchères le prochain changement de bikini, inscrire au marqueur sur la bouée, ou même sur soi, le nom des plus généreux donateurs, le tout entrecoupé de performances vidéoludiques sur Just Dance. Et devinez quoi, ça cartonne ! Pas au point de détrôner les cadors du business, mais suffisamment pour imposer les jolies baigneuses au milieu de ce paysage médiatique hyper-concurrentiel. Qui eut cru que voir de jolies filles en maillot de bain faire des jeux potaches en direct rencontrerait le succès auprès d’un public de jeunes mâles introvertis ? (Prière de prendre un air sidéré.)

« This bikini is beyond the requirements », Azra_Lifts

Evidemment, les puritains numériques montent une nouvelle fois au créneau pour réclamer censure. Peine perdue. Les streameuses concernées sont très au fait des politiques de la maison, et il faut rarement attendre plus de dix minutes d’antenne pour qu’elles s’épanchent auprès d’un spectateur curieux quant à la longueur réglementaire de leur maillot, ou l’interdiction formelle de promouvoir leur OnlyFans sur ce canal (« mais si vous suivez mon linktree, vous trouverez tout ce que vous cherchez », PkmnMasterHolly). Échec et mat… ou presque !

Le débat s’exporte finalement sur Twitter, où la diatribe des frustrés du stream trouve un nouvel écho, relayée par tous les « Jean-Michel Rhabille-Toi » du réseau, qui considèrent comme inacceptable que des ados puissent librement consulter un tel spectacle, et que des femmes puissent ainsi tirer profit de leurs charmes. Rien de nouveau sous le soleil des opportunistes de l’indignation sexiste. Encore une fois, Twitch est enjoint à prendre des mesures. Et contre toute attente, la plateforme de stream entérine le concept le 21 mai 2021, créant pour l’occasion un canal spécifiquement dédié aux fantaisies aquatiques : Pools, Hot Tubs, and Beaches. Et c’est assez malin, puisqu’elle fait d’une pierre de coup. D’une part, elle évite de se livrer à l’exercice universellement dégradant d’établir des degrés de décence dans les tenues et les comportements féminins : « Être considéré comme sexy par d’autres n’enfreint pas nos règles, et Twitch ne prendra aucune mesure réglementaire contre les femmes, ou quiconque sur notre service, pour le charme qu’on leur attribue. » D’autre part, elle bat en brèche l’idée, absurde au demeurant, que joueurs, influenceurs et plagistes virtuelles se disputent le même marché, la même audience. Les concours d’ablutions ne volent de public ni aux champions de Rocket League, ni aux rôlistes de GTA. Dorénavant, c’est deux salles, deux ambiances.

Fais pas ci, fais pas ça

Le débat semble clos. Fort de son imparable rhétorique, Twitch aurait pu s’en tenir là. Et pourtant… Après avoir affirmé la légitimité des créatrices sur ses canaux, la plateforme annonce se réserver le droit de supprimer les placements publicitaires (et les revenus afférents) d’une chaîne, à la discrétion des annonceurs, si celle-ci ne s’avérerait pas « brand safe ». Et de sucrer dans la foulée la réclame d’Amouranth, pionnière et superstar de la mouvance cosplay/bikini, sans le moindre avertissement aux dires de l’intéressée. Derrière son libéralisme de façade, Twitch se livre finalement à la censure économique la plus arbitraire et éhontée, au nom ni de la jeunesse ou des gamers, mais des annonceurs et du grand capital. Mais si le fait d’être perçu comme sexy ne constitue pas une infraction, qu’est-ce qui enquiquine donc les pubards ?

La réponse tient en trois mots : travail du sexe. Car oui, il est temps de regarder en face l’éléphant dans la pièce. Ce que proposent les streameuses de jacuzzi n’est ni plus ni moins qu’une déclinaison édulcorée et tous publics d’un show érotique comme on en trouve des milliers sur les plateformes de webcam. En outre, le travail du sexe ne se résume pas à la dispense de rapports sexuels tarifés. C’est un spectre professionnel qui s’étend de l’escorting au car wash option « T-shirt mouillé », et inclut de fait gogo danseuses, camgirls, modèles bikini, qu’elles se produisent pour un calendrier de routiers ou sur un forum de gaming. Ces dernières ont d’ailleurs intégré tous les codes de leurs homologues pornographiques : menu des tips, roue des plaisirs, fan-clubs XXX par abonnement. A fortiori, la dédicace au marqueur installe une dimension éminemment corporelle à la relation créatrice/spectateur, une réification consentie, puissamment fantasmatique, tout à fait similaire au rapport qu’entretiennent les camgirls avec leur public.

En brisant la cloison entre expression pornographique et divertissement mainstream, les streameuses révèle toute l’hypocrisie de notre société quant aux marchés du sexe. La performance érotique n’est pas qu’une affaire d’organes génitaux, de seins et de fesses, adressée exclusivement à un public averti. C’est un continuum, un rapport de pouvoir qui irrigue nos comportements sociaux des prémices de l’adolescence aux affres de nos vies d’adultes. Or, tant qu’elle sert les business conservateurs (mode, cosmétique, musique), elle a la bénédiction du marketing. En revanche, lorsqu’elle est réappopriée celles qui la dispensent en tout premier lieu, elle est alors décrétée immorale, incessible, contraire aux bonnes mœurs et à la sécurité des enfants. Et peu importe que l’on se conforme aux injonctions les plus sexistes, aux normes les plus puritaines, les marchands de lessives trouveront toujours à y redire, soutenus dans leur croisade par tous les machistes de la planète.

Entre camgirls et streameuse hot tub, la différence tient en une simple « exception contextuelle »…

Malgré toute sa bonne volonté et son wokisme de façade, Twitch ne fait pas exception. Ce qu’il donne d’une main, il le reprend de l’autre. Après avoir rétabli en catastrophe la monétisation publicitaire d’Amouranth, suite au battage médiatique que la censure de la succube suscita, l’équipe de modération continue sa chasse aux corruptrices, tombant à bras raccourcis sur Adriana Chechik pour une dégustation de sucette pour le moins exotique, sa condition de pornstar comme prétexte à la condamnation.

Aussi, plutôt que de verser dans la putarchie, cette mise en compétition des sex workers selon leur rang social, célébrons la victoire, in fine, des travailleuses du sexe de Twitch qui ont réussi à imposer leur art sur les canaux, en dépit des incels frustrés, des modérateurs zélés et des annonceurs frileux. Chapeau bas !

Titulaire d'une maîtrise en cinéma, auteur d'une Porn Study à l'Université Paris VII Diderot, Clint B. est aujourd'hui chroniqueur de l'actualité porno.

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