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Les dames du Bois de Boulogne, indignes de la Tour Eiffel

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La Société d’Exploitation de la Tour Eiffel, garante du droit à l’image du symbole parisien, refuse de laisser le monument apparaître dans Au Cœur du Bois, documentaire de Claus Drexel sur la prostitution au Bois de Boulogne. Un cas d’école de l’invisibilisation des travailleuses et travailleurs du sexe. 

Qui n’a jamais entendu parler du Bois de Boulogne, de ses charmes diurnes bucoliques et de ses plaisirs nocturnes tarifés ? Et qu’on le veuille ou non, le Bois de Boulogne, bah c’est à Paris. C’est ainsi que dans le cadre de son projet Au Cœur du Bois, traitant des conditions de vie des personnes prostituées en ces lieux, le cinéaste et documentariste Claus Drexel a pris sur lui de filmer le bois que de nuit, tel un phare, la Tour Eiffel éclaire de son faisceau argenté. Son initiative esthétique, somme toute légitime, n’a pas été du goût de la Société d’Exploitation de la Tour Eiffel (SETE), qui estime qu’un tel parti-pris portait atteinte au prestige du monument et refuse finalement de céder à Claus Drexel ses droits à l’image. Sorti en salle le 8 décembre, le film devrait théoriquement se retrouver amputé des plans concernés, mais le réalisateur n’est pas de cet avis…

Dame de fer contre filles de joie

Les intermittents du spectacle et autres vidéastes professionnels ou amateurs le savent certainement, tourner dans Paris est une gageure. Non seulement le moindre trépied installé est traqué par une maréchaussée pointilleuse, mais en plus les monuments et architectures sont protégés par divers organismes selon des critères ésotériques. C’est notamment le cas de notre fameuse Tour Eiffel, dont l’image relève, de jour, du domaine public, mais du bon-vouloir de la SETE à la nuit tombée, à la faveur d’un jeu d’éclairages soumis à la propriété intellectuelle.

Pourtant, le SETE sait se montrer magnanime, comme l’explique la productrice du film Céline Farmachi à la rédaction de Têtu : « Lorsqu’on a réalisé Au Bord du monde (précédent documentaire du réalisateur Claus Drexel, ndlr), à propos des sans-abris, on n’avait eu aucun problème, la Tour Eiffel nous avait même fait un tarif favorable. » D’où sa surprise à réception de la fin de non-recevoir rendue par la société d’exploitation à leur demande de cession de droit pour leur nouveau film, pourtant soutenu par le CNC. « Nous ne souhaitons pas associer l’image de la Tour Eiffel à ce type de sujet. » Et le sujet en question, c’est les putes.

Or, quand il s’agit de figurer la Dame de fer en marraine des pauvres, en patronne des laissés-pour-compte, la mairie de Paris, qui détient 99% de la SETE, sait se montrer ouverte aux propositions artistiques. Mais lorsqu’il s’agit de la réalité du travail du sexe parisien, qui pour bonne part se pratique au vu et au su de tous dans les allées boisées du poumon vert de la ville, toute apparition du symbole de la capitale relève du crime de lèse-majesté. Pourtant, aux yeux du réalisateur, les images du monument relèvent de la même allégorie tutélaire. « La Tour Eiffel est un phare humaniste. Le rayon apparaît comme une main protectrice pour ces êtres perdus dans le froid. C’est un symbole qui appartient à tous. »

Paris under snow- Eiffel Tower from Boulogne, par Sebastien Winter

Parisian walkways

D’autant qu’il n’est a priori pas question de prendre parti en faveur du travail du sexe, qu’on le conçoive comme un système prostitutionnel abusif ou une affaire de mœurs personnelle. Le propos d’Au Cœur du Bois est justement de recueillir les points de vue des principaux concernés, celles et ceux qui pratiquent ce métier au quotidien. C’est paradoxalement ce qu’affirme Frédéric Badina-Serpette, par ailleurs élu à la ville de Paris et représentant au directoire de la SETE, qui dit regretter cette décision au micro de Têtu : « On sait que le travail du sexe est un sujet politiquement clivant, je comprends que la Tour n’ait pas envie d’entrer dans une polémique, mais céder son droit d’image, ce n’est pas se déclarer en faveur ou en défaveur d’une politique. »

En refusant l’utilisation de son image, c’est l’exploitation même du film que menace la SETE. De fait, l’exploitant de la tour prend bel et bien parti, non pas contre le système prostitutionnel ou le travail du sexe en général, mais contre les personnes prostituées elles-mêmes, en les privant de leur droit élémentaire à exprimer leur point de vue. Claus Drexel a d’ores et déjà annoncé qu’il ne s’en laisserait pas compter, et qu’il n’apportera aucune modification au film, quitte à aller jusqu’au procès. En attendant, le film est toujours projeté dans quelques salles art et essaie en France, en l’état.

L’environnement médiatique et politique autour de la prostitution ne connaît que deux registres : glamourisation putassière du métier et affaires racoleuses sur fond de trafic d’êtres humains. Cette insoluble dualité satisfait tous les commentateurs qui, animés de leur humanisme le plus sincère, ne peuvent que réclamer l’abolition pure et simple de ce fait social, au risque d’ostraciser toujours plus des citoyens déjà profondément marginalisés par le système. Cette posture ignorante et irrationnelle est celle qu’a choisi de défendre la Société d’Exploitation de la Tour Eiffel. C’est pourquoi, face à la silenciation permanente, recueillir et diffuser, envers et contre tout, la parole empirique, nuancée et parfois contradictoire des premiers concernés s’avère si essentiel.

 

Crédit photo couverture : It’s the view, par Katrinitsa

Titulaire d'une maîtrise en cinéma, auteur d'une Porn Study à l'Université Paris VII Diderot, Clint B. est aujourd'hui chroniqueur de l'actualité porno.

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